Vous êtes un pro-européen convaincu mais vous considérez que d’un point de vue économique, l’Europe est naïve : qu’entendez-vous par là ?

J-C Lagarde : Alors que les deux plus grandes puissances du monde ont décidé de mettre fin au multilatéralisme, l’Europe ne doit pas être la grande naïve, la seule puissance qui n’entretienne pas de rapport de force.

La première priorité de la prochaine législature, c’est de rétablir des règles du jeu qui soient équitables : la réciprocité sur l’intégralité de nos accords commerciaux doit désormais devenir obligatoire.

Les entreprises appartenant à des pays dont les marchés sont restreints, ou fermés aux entreprises européennes ne doivent pas pouvoir librement accéder aux marchés européens : c’est un levier de pression indispensable que l’Europe doit utiliser.

Tandis que les chinois peuvent s’implanter et acheter ce qu’ils veulent en Europe, un entrepreneur européen doit céder 51% de son capital à un partenaire chinois s’il souhaite s’implanter dans le pays !

Nos marchés publics sont ouverts à 95% en Europe, tandis que la Chine, les Etats-Unis ou encore le Japon jusqu’à présent n’adhèrent pas aux mêmes règles que nous.

Mais en quoi l’Europe fait preuve de naïveté concernant les petites et moyennes entreprises ?

Je vais vous citer un exemple concret.. En 2008, on a crée Small Business Act, largement inspiré du modèle américain. Aux Etats-Unis, cette réforme leur a permis de protéger leur PME, notamment en réservant 23% de la commande publique américaine aux PME nationales.

Nous, européens, avons préféré proposer un Code de bonnes conduites, pour ne pas froisser l’Accord sur les Marchés Publics de l’OMC, imposant “l’absence de discrimination et une concurrence internationale loyale”. Cet accord n’a été voté que par 28 pays !

Le modèle européen est une absurdité face aux plus grandes puissances économiques — les Etats-Unis, le Japon, le Canada, la Corée du Sud… qui ont toutes des régimes préférentiels pour leur PME.

Encore une fois, stop à la naïveté !

Vous insistez sur la nécessité d’avoir une concurrence “plus juste”, mais pour les PME, la principale injustice, c’est l’injustice fiscale !

Tout à fait. Si nous souhaitons faire survivre l’UE, l’euro et le marché commun, il est inévitable d’accélérer le projet d’assiette commune consolidée d’impôt sur les sociétés mais aussi d’encadrer les taux, par un taux plancher et un taux plafond.

Dans un marché unique, on ne peut pas avoir un taux d’impôt sur les sociétés de 9% en Hongrie et de 33% en France ! C’est l’objectif du corridor fiscal que nous proposons dans notre projet.

En revanche, n’oublions pas que la France pratique un des taux d’imposition les plus élevés d’Europe ! Il nous faut donc retrouver un équilibre économique car en harmonisant nos taux, la France serait obligée de baisser le niveau de nos dépenses publiques, et de l’expliquer aux français.

Dans un marché unique, on ne peut pas avoir un taux d’impôt sur les sociétés de 9% en Hongrie et de 33% en France !

Mais pourquoi les Etats peinent à avancer sur ce sujet ?

Le cœur du problème concernant les règles fiscales communes, c’est que la règle de l’unanimité nous oblige à mettre d’accord l’ensemble des Etats membres.

C’est pourquoi je ne suis pas favorable à la règle de l’unanimité au niveau de l’UE pour de nombreux domaines, et notamment celui-ci. Ce droit de veto signifie que le plus petit, celui qui joue moins le jeu, peut bloquer tout le monde.

Je crois à la construction de deux Europe : l’Europe espace et l’Europe puissance.

C’est aussi pour cette raison que je ne crois pas non plus à l’Europe des 28. Je suis le seul député français à avoir voté en 2004 contre l’intégration des 10 nouveaux pays membres, car nous n’avions pas réformé la gouvernance de l’Union. Nous observons aujourd’hui que ces pays veulent le marché, mais pas le projet politique européen ! C’est l’erreur qui a été commise.

Comme l’avait écrit Valéry Giscard-d’Estaing en 1995, je crois à la construction de deux Europes : l’Europe espace et l’Europe puissance. L’Europe espace existe bel et bien aujourd’hui, même si elle nécessite de la régulation, et doit être conservée. Mais il y a aujourd’hui une autre Europe à créer, avec ceux qui ont pris conscience de la nécessité d’une réelle puissance européenne.

Pour rétablir la justice fiscale, ne faut-il pas résoudre le décalage entre les PME et les géants du numérique qui paient une contribution dérisoire ?

Bien sûr, l’Europe doit trouver une façon de taxer ceux qui produisent autant de richesses. Nous n’avons jamais vu des géants économiques plus fort que les Etats, se construisant en aussi peu de temps et ne payant aussi peu d’impôt.

Vous soutenez donc le projet de taxe GAFA de Bruno Le Maire ?

Sur, ce sujet, il faut faire attention aux fausses bonnes idées. J’ai beaucoup de réserve sur le projet de Bruno Le Maire en la matière.

Le principe d’une taxe sur le chiffre d’affaires des entreprises du numérique va pénaliser les pionniers français alors que nous avons besoin de jeunes pousses dans le domaine. Les géants américains qui sont en situation de monopole pourront d’ailleurs répercuter cette taxe sur les consommateurs, c’est à dire les PME et particuliers européennes.

Beaucoup de petites entreprises souffrent surtout de la superposition de normes…

Oui : je défends justement une Europe de l’essentiel qui arrête de s’occuper de l’accessoire. On a pas réuni 500 millions de citoyens pour réglementer la fréquence des clignotants, la taille des bulbes de tulipes, ou pour imposer l’inscription des noms des poissons en latin sur les étalages des marchés comme le fait la Commission Européenne

Mais sur ce sujet, n’accusons pas l’Europe de tous les maux : nous, français, ajoutons des cadenas, des poids et des verrous à tout ce qui devrait permettre d’organiser une concurrence loyale !

C’est particulièrement vrai pour les obligations déclaratives supplémentaires. Nos PME payent alors des surcoûts pour respecter des normes françaises auxquels aucun de nos partenaires européens n’est contraint.

L’administration française ayant vu une partie de son pouvoir s’échapper vers Bruxelles, ne cesse de rajouter des règles afin de justifier de son existence.

Je combattrai cette maladie française de la sur-transposition : soit il n’y a pas de règle européenne et une règle française est légitime, soit il y a une règle commune et c’est la seule ! Concrètement, il faut mieux associer les Parlementaires européens à ce travail. Le Parlement français n’a pas le temps et les moyens pour prévenir les cas de surtransposition imposés par la machine d’Etat, il faut donc associer les parlementaires européens à ce travail, ils doivent plus s’impliquer, en prévenant en amont les difficultés.

Est-ce que cette spécificité française bureaucratique est la principale cause des difficultés de certaines petites et moyennes entreprises ?

Non, ça n’explique pas pourquoi nous manquons d’entreprises de taille intermédiaire, ce fameux “Mittelstand” allemand qui lui confère sa puissance à l’export.

L’un de nos problèmes, c’est notre allergie aux entreprises familiales, qui forme le noyau du modèle allemand. En France la part de transmission des entreprises patrimoniales est de 7 %, contre 51 % en Allemagne. La plupart des pays européens exonèrent la transmission en contrepartie d’une durée de détention longue des titres : l’Allemagne exonère à 100 % les droits de succession si les actions sont conservées sept ans !

Je crois à ce modèle du capitalisme du temps long, de ces entreprises qui ont une vocation intergénérationnelle : elles sont moins soumises aux variations boursières, à la recherche du profit de court terme. Les entreprises familiales sont les symboles d’un capitalisme à visage humain.

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