Tribune de Jean-Christophe Lagarde parue dans L’Opinion le 15 mars 2019 

Le projet de loi présenté par Bruno Le Maire en conseil des ministres créant une taxe pour les entreprises dont le chiffre d’affaires est lié aux activités numériques soulève plus de questions qu’il n’en résout.
Il pose notamment une question majeure sur la finalité du dispositif : le volontarisme gouvernemental sur la taxation des Gafa permettra-t-il de faire contribuer davantage les opérateurs du numérique américains – ce qui est indispensable – ou relève-t-il de l’affichage politique à quelques semaines des élections européennes ?
Tout semble indiquer en fait que cette fausse bonne idée se heurte à un principe de réalité : celui qui paie réellement un impôt n’est pas toujours celui qui est ciblé par les pouvoirs publics ! Le cas le plus éloquent de cette incidence fiscale est illustré par l’arnaque de la taxe foncière, prélèvement qui cible théoriquement les propriétaires alors que ces derniers répercutent toujours la taxe sur les loyers qu’ils perçoivent.
Affichage politique. En l’occurrence, la taxe Gafa de Bruno Le Maire qui est censée rapporter 500 millions d’euros par an ne sera pas réellement payée par Google, Facebook ou Amazon pour une simple et bonne raison : ces plateformes sont en situation de quasi-monopole sur leurs marchés respectifs, celui du ciblage publicitaire. N’importe quelle entreprise en situation de monopole a la possibilité de répercuter une taxe sur ses clients. En pensant taxer les géants du numérique américains, Bruno Le Maire est en train de taxer leurs clients français : la jeune PME lyonnaise qui se lance, via l’achat de liens sponsorisés sur Google, la start-up parisienne qui se développe via du sponsoring Facebook, ou l’artisan breton qui met en avant ses produits via les enchères d’Amazon.
Le pouvoir de marché des Gafa est tel qu’ils n’auront aucun mal à répercuter la taxe de 3 % : les 500 millions que le gouvernement entend retirer de cette taxe mal ficelée seront versés par les artisans clients d’Amazon, c’est-à-dire nous, les citoyens français ! Le lancement d’une plateforme spécifique destinée aux artisans et aux produits « made in France » sur Amazon a d’ailleurs renforcé la position de distributeur du groupe américain.
En réalité, si le gouvernement voulait vraiment s’attaquer à la contribution des Gafa, il profiterait du débat des élections européennes pour avancer des propositions concrètes qui changeraient réellement la donne, au-delà de l’affichage politique.

« L’Europe ne doit plus se laisser faire : elle doit être un instrument de puissance pour les citoyens et nous permettre de bénéficier des revenus que les géants américains font sur notre dos »

Le premier chantier européen à lancer, c’est celui de la reconnaissance de la patrimonialité des données. Chaque jour, nous laissons les Gafa collecter les milliards de données personnelles des citoyens européens. Tout leur modèle économique est fondé sur ces données qu’ils obtiennent sans contrepartie. Surtout, toutes leurs innovations technologiques majeures dans le domaine de la médecine, des biotechnologies et de l’intelligence artificielle dépendent de la masse de données qu’ils collectent.
Protectionnisme numérique. L’Europe ne doit plus se laisser faire : elle doit être un instrument de puissance pour les citoyens et nous permettre de bénéficier des revenus que les géants américains font sur notre dos et rémunérant chacun des citoyens qui directement livrent ces données. Nous, la liste les Européens, défendons une proposition concrète : à chaque fois que les Gafa collectent nos données personnelles, ils doivent nous rémunérer, comme l’a récemment proposé le gouverneur de Californie. Il est temps de mettre cette idée de la patrimonialité des données en application en Europe, car chacun doit bien avoir conscience que quand un service est gratuit, c’est que nous sommes nous-même une marchandise.
Le deuxième chantier européen à lancer, c’est celui de la place des monopoles américains sur notre continent. Tous nos efforts pour taxer davantage les Gafa resteront au stade de l’effet de manche tant que cette question ne sera pas prise à bras-le-corps.
En Europe, Google capte 93 % des parts de marché dans le secteur des moteurs de recherche : n’importe quelle entreprise dans une telle situation de monopole serait démantelée par l’Union Européenne ! Notre législation anti-trust nous permettrait d’ailleurs de séparer les activités de Google. Surtout, l’Europe ne peut plus tolérer un tel monopole étranger sur son propre sol alors que toutes les autres grandes puissances mondiales ont compris les enjeux à l’œuvre et ont entrepris des mesures afin de promouvoir des alternatives aux géants numériques américains.
Tant que l’Europe ne fera pas preuve de protectionnisme numérique et ne se fixera pas comme objectif de réduire le poids de Google face à des concurrents européens, tous nos efforts seront vains. C’est le rôle de l’Union Européenne d’y remédier, à condition d’avoir le courage de mettre ces questions sur la table.